ARMELLE CANITROT | La Croix Dans la pénombre, le regard, troublé, hésite à reconnaître couronnes, végétaux et tours. http://www.la-croix.com/Culture/Actualite/Les-elegies-de-Jean-Michel-Fauquet-2013-08-05-995035 Dessinateur, sculpteur, photographe, Jean-Michel Fauquet révèle son œuvre sombre et iconoclaste à Arles. Exposées dans la semi-obscurité de l’Atelier de chaudronnerie, ses photographies composent de mystérieux retables. De Jean-Michel Fauquet, les nouvelles arrivent régulièrement par ses livres (1) précédés de leurs titres mystérieux – Le Grand Séparateur (2011), Le Mont Né (2012), Mes yeux sont d’aveugles ciels (2013), Le Chien noir (2013)… Livres objets, comme d’élégantes partitions d’images fusionnant dessin, sculpture, photographie, dans lesquels il faut accepter d’avancer sans table des matières, comme dans un labyrinthe. Dire que le mystère de cette œuvre incandescente est totalement levé par cette exposition serait péremptoire, mais au moins a-t-on l’impression de pénétrer dans l’antre de l’alchimiste et d’y être initié à quelque secret de fabrication. Etranges objetsBaignant dans une pénombre d’église byzantine, les photographies composent d’immenses iconostases dans cet ancien atelier de chaudronnerie arlésien, traversé par un long autel sur lequel d’étranges objets gris plomb semblent attendre leur ultime phase de transmutation en or. Mais c’est en sels d’argent qu’après avoir été visités par la lumière, ces objets sont convertis, cryptés dans la matière sombre de tirages noir et blanc souvent patinés, parfois rehaussés au fusain. Troublé, le regard hésite à reconnaître soufflets, couronnes, végétaux, tours, drapés, prothèses, enclumes, reliques, cornes, papiers de soie, vestes, grilles… Autant d’objets sculpturaux transcendés par une prise de vue invitant à traverser des expériences de cécité, fusion, confusion, séparation, dépression, entrave, lutte, perte… Une photobiographie assurément. Même si dans un unique autoportrait, sa tête est enfouie sous un sac en papier, l’artiste laisse à son modèle, son double, son frère en philosophie le soin de porter les chapeaux et de faire résonner les cornes et les appeaux. Est-ce parce que tout a commencé dans la nuit d’un pensionnat où l’ennui ne trouvait de répit qu’en s’exerçant clandestinement aux magies de la chambre noire que Fauquet, né à Lourdes en 1950, ne cesse de revivre cette révélation des images ? Le prix de la libertéAprès douze années d’échappées au Canada, revenu avec des désirs de photographe, il se plia à un emploi alimentaire afin de préserver sa liberté d’artiste. Ce travail de bureau, explique-t-il, le contraignait à une activité artistique du soir et de la nuit. Que faire dans un petit atelier au centre de Paris ? Dans son « village » délimité par son appartement, Beaubourg et l’église Saint-Eustache, où il se recueille régulièrement, Jean-Michel Fauquet inventa « cette construction d’un monde de signes, des appeaux pour inviter au regard, à la parole, pour faire advenir un récit dans la tête des spectateurs, stimuler leur impression que ces formes viennent de temps immémoriaux en attente de formulation… » Après des exercices quotidiens de dessin dans le métro afin de ne pas perdre ce temps précieux, de rester au plus près de soi, de ses moments d’intimité, de joie, de détresse, entrer le soir dans cet appartement atelier du Sentier où, ô miracle, les trottoirs sont encombrés de trésors, tubes et montagnes de cartons rejetés par les ateliers du textile. Matériau ingrat, léger, pauvre que l’artiste façonne à l’infini, coupant, tailladant, assemblant pour lui faire entendre raison, faire naître des formes à peindre ou à patiner, puis inventer une syntaxe et une écriture pour les photographier. « L’examen d’un travail artistique se fait à l’aune de son économie de production. Je suis dans un quartier d’ateliers clandestins et d’employés précaires, je travaille avec ce matériau précaire et je suis précaire dans ma capacité de production artistique. » (1) Aux Éditions Filigranes tout comme Au jour consumé (1994) et Ordalies (2002) avec Pierre Bergounioux et Zone d’intervention précaire (2008) avec Francis Cohen. www.filigranes.com Atelier de chaudronnerie, Rencontres de la photographie d’Arles, jusqu’au 22 septembre, 50 expositions. www.rencontres-arles.com ARMELLE CANITROT, à Arles (Bouches du Rhône) Cathia Engelbach | Le MONDE
http://achacunsalettre.blog.lemonde.fr/2013/07/26/lephotographe-a-la-main-daveugle/ Le Chien noir, Jean-Michel Fauquet Filigranes éditions, juillet 2013 40 pages, 30€ Aucun mot. Et un peu moins de quarante morceaux de monde choisis sans légende et sans titre. Des escaliers qui ne mènent nulle part. En coin, les contours d’une forme qui semblent avoir été appuyés par un fusain. Il y a quelque chose d’un blanc sur un tissu ; au centre, quelque chose d’un noir dessine un visage, une plaine d’herbe à mi-hauteur, quelques cercles qui s’étirent presque et ne s’épuisent pas. Les escaliers ne mènent nulle part – pourtant, à l’aveugle, les mirages tiennent de l’accessible. Les objets paraissent grands, bien trop immenses sûrement pour le seul creux d’une main, mais ils restent contenus entre quatre lisières. Ils ne débordent jamais d’un espace fantôme. C’est flou, et c’est plein ; c’est pluriel, comme un calque de calque changeant subitement de modèle, le transformant alors. Des fils épais contraignent la lévitation. Des pans de murs absorbent les figures. Une béance avale une architecture. Cela passe pour des spectres, ce qui vient se greffer à une première image. Des plis prennent en charge ce qui inspire et ce qui expire à l’intérieur des cadres. Sans que jamais rien ne déborde. La lecture est autre. L’œil ne peut faire autrement : est immédiat le tout d’une photographie. Ce sont, simultanément, les bords, le cœur et les détails de clichés qui s’offrent. C’est un imaginaire qui prend racine et qui s’extrait de choses connues, communes, maintes fois aperçues, ces objets du quotidien, utiles ou non, leurs mises en scène inédites qui leur donnent soudain une autre définition. De ce connu : un inconnu à appréhender. Alors on croit comprendre : les légendes et les titres s’écrivent sans mot au sein même des clichés. Sur ces draps qui protègent ce qui vit ou ce qui est déjà mort ; sur les gestes pétrifiés de corps qui se touchent – leurs propres oreilles, leurs propres yeux – ou qui se greffent à la pellicule ; sur une géométrie plane qui donnerait les indices d’un nouvel alphabet. Peut-être l’écriture déliée de fantasmes. Il n’y a aucun mot. L’inscription demeure malgré tout présente, sur une ligne qui n’en rappelle aucune autre. Les négatifs sont des guides, des messages formant des nuages lourds, mélancoliques, et un béton profond, car signifiant. On dirait des pierres creusées ou de la boue solidifiée. Un jeu de matières laissant se superposer de nouvelles et différentes textures : et un dialogue néanmoins est là par des tentatives de lettres engendrées. D’un autre genre ; ce sont des signes qui conversent avec l’épure. On approche d’un discours qui se voudrait neutralisé, une sensation de langage libéré de ses propres contraintes, et qui n’atteint aucune limite. Le livre vermeil – la couleur de l’entraille – ouvert, la photographie révélée, une infinité d’intuitions semble formuler les espaces. Les mondes de Jean-Michel Fauquet anoblissent les contrastes, font résonner les silences, renforcent les fragilités et rendent sensible une chaleur moite, utérine. Ils se pensent, se voient, comme autant de traductions personnelles d’un monde initial, ouvrant l’esprit d’autres mondes possibles. Le Chien noir : cette lumière à l’état d’embryon. La sensation de l’intérieur d’un corps qui se verrait, se maintiendrait, à faible distance. Dans ces photographies de lieux crées et recrées, une condensation des extrêmes sans que jamais, pourtant, ils ne s’affrontent. La géographie de Jean-Michel Fauquet n’obéit qu’à elle seule et agit comme une caisse de résonance, une métaphore de la mémoire. Un peu de poussière se pose sur ce qui semble être une terre – ou bien des vagues – puis sur une chaumière hallucinée. On dirait un château kafkaïen. Un défaut sur la pellicule trace un nouveau sillon sur une prairie – ou bien de la brume. C’est la forme simplifiée d’un immense delta qui s’ouvre à côté, la naissance d’une embouchure puissante. On dirait une séparation de mer, biblique. On dirait aussi un sexe de femme. Et il y a toujours ces escaliers au centre et qui ne mènent nulle part. La composition est nue, elle se présente et s’ordonne dans son plus simple appareil. Quelque chose d’un tableau, ou d’une glace, accroché au mur. De vieilles pierres épaisses ont construit une cloison qui semble gondoler : ce pourrait alors tout autant être des cartons à hauteur d’homme. Les marches qui séparent la photographie en deux bouts de monde aux teintes quasi identiques ont elles aussi la forme d’un triangle, la naissance d’une embouchure puissante. C’est une vision de nu et d’escaliers, peu importe la descente ou la montée : l’importance est confiée à la seule structuration, construction démultipliée, de ce qui se trouve à l’intérieur des cadres. On dirait une interprétation des Ménines. Des chimères sont sculptées par des nuances : des fils obscurs retiennent de la chute – ou bien retiennent de l’envol – des ailes et des bois clairs. Mais derrière les objets pendus n’apparaît aucune ombre. C’est que la lumière est quelque part : elle est partout. On dirait le tout et la genèse d’une terre. Ce que Blanchot dirait du roman : Une lumière ? Plutôt une clarté, mais une clarté surprenante, qui pénètre tout, dissipe toutes les ombres, détruit toute épaisseur, réduit toute chose et tout être à la minceur d’une surface rayonnante. C’est une clarté totale, égale, que l’on pourrait dire monotone ; elle est sans couleur, sans limite, continue, imprégnant tout l’espace, et comme elle est toujours la même, il semble qu’elle transforme aussi le temps, nous donnant le pouvoir de le parcourir selon des sens nouveaux. (Le Livre à venir, 1959) Quelques visages, comme des apparitions de bouches, d’œil et d’oreilles, parfois équipés, se cachent ou scrutent, en miroir, les bouches, l’œil et les oreilles, de celui qui, face à eux, les regarde. On dirait un nouveau langage : un langage de signes et de sens. Le photographe a recours aux rudiments – aux sédiments –, organise les intérieurs, et il les dépouille au moment même où il les remplit. Les traits pauvres sont ainsi rendus essentiels ; il y va d’une « fouille dans les ténèbres », par l’omniprésence de strates de noir, par cet obscur qui origine le travail. Jean-Michel Fauquet dit livrer, en permanence, une lutte contre « l’échec de l’échec du regard ». L’aporie est dépassée grâce au geste qui est révélation, celui d’un peintre ou d’un sculpteur, artiste et artisan, celui qui vient nécessairement d’une « main d’aveugle » : celui qui n’a de cesse de construire. Et il bâtit les formes, habille les corps, matérialise l’immense et l’invisible sous et sur lui. Les objets se mettent alors à parler : encordés, ils deviennent angoissés ; lourds, ils paraissent rire aux éclats. Ils sont des ancres au centre des images, défiant l’estompe de nouvelles bordures. Cathia Engelbach Pour l'œil sensible La présentation de l’éditeur (avec vidéo) Le site de Jean-Michel Fauquet Pour écouter Jean-Michel Fauquet parler de son travail Le photographe expose Le Grand Séparateur aux Rencontres d’Arles, jusqu’au 22 septembre 2013 Brigitte Patient se demande « Où s’arrête la photographie », avec Jean-Michel Fauquet, dans son émission « Écoutez voir » du 8 juin 2013 (France Inter) Galerie VU' Pour les visuels : ©Jean-Michel Fauquet / Filigranes éditions, 2013 Molly Benn
http://ourageis13.com/evenements/festivals/jean-michel-fauquet-le-grand-separateur/ video http://vimeo.com/70443825 Jean-Michel Fauquet, le grand séparateur Mercredi, juillet 17, 2013 | by Molly Benn | Festivals Le parc des ateliers d’Arles accueille cette année une exposition de photographies dans le noir. Une pièce illuminée en son centre accueille des sculptures de carton, les murs rougeâtres et sombres sont le temple des photographies de Jean-Michel Fauquet. Noir et blanc, coups de pinceaux, sculptures et morceaux de cartons sont les éléments constitutifs du cabinet de curiosités que nous propose cet artiste français. Entrer, être attiré par la lumière, puis se reculer, s’approcher des images, s’approcher encore, plisser des yeux et faire la mise au point, prendre du recul, s’approcher encore…et s’émerveiller. Des sculptures en carton à évocation primitive aux tirages argentiques appelant rêve et errance, Jean-Michel Fauquet travaille autour de ce qu’il appelle la « mémoire photobiographique » : symboles, notions, formes et images évocatrices sont parsemées au travers de ses œuvres. Le spectateur erre dans cet espace d’exposition, se raccrochant aux éléments qu’il reconnaît et plongeant dans un monde onirique fait de monstres en carton et de personnages sans visages. Il est d’ailleurs étrange d’observer cette galerie d’objets photographiques à caractère presque intemporel se confronter à des objets fait de ce matériau précaire qu’est le carton. L’éphémère, la mémoire, l’archéologique et l’oubli se font face dans un seul espace. « Il s’est agi d’élaborer ces fameuses « similitudes inhabituelles » jalonnant le cheminement d’une mémoire qui remonte à la nuit des temps, en procédant par phases successives et à l’aide de matériaux d’une extrême précarité. La construction de ces figures, sortes d’appeaux de la mémoire, suscite un récit dans l’esprit de celui qui regarde, aide à fixer le souvenir d’événements fondateurs en un sentiment de déjà vu, de déjà vécu. » Jean-Michel Fauquet Jean-Michel Fauquet Rencontres d’Arles Atelier de Chaudronnerie (Grande Halle) Du lundi 1er juillet au dimanche 22 septembre 10h – 19h30 8 € ARTE Journal
Rencontres d'Arles : Interview avec le directeur du festival François Hébel http://www.arte.tv/fr/rencontres-d-arles-interview-avec-le-directeur-du-festival-francois-hebel/7587376,CmC=7583710.html "Arles in Black" est le fruit du travail de François Hébel, le directeur du festival Rencontres d'Arles, et de ses équipes. Nous l'avons interrogé sur ce choix radical. La 44èeme édition des Rencontres met en vedette le Noir et Blanc. Quelles sont les raisons de ce choix radical ? François Hébel : L'idée de ce choix du Noir et Blanc est lié à plusieurs choses. D'une part, j'avais fait un programme à Arles il y a 25 ans ou j'avais dit on va mettre de la photographie en couleur, et ça avait provoqué un scandale à l'époque parce que la photographie couleur à l'époque n'était pas très considéré, et une partie du conseil d'administration avait démissionné parce que la photographie sérieuse était en noir et blanc. Et puis dans les années 90, le monde de l'art contemporain s'est intéressé à la photographie notamment à travers l'école de Dusseldorf qui travaillait en couleur. Et puis dans les années 2000, le numérique a terminé d'installer la couleur, au point que tout d'un coup je me suis demandé où était passé le noir et blanc ? Et l'autre chose, c'était que j'avais envie de faire quelque chose avec le maitre du noir et blanc qui est Hiroshi Sugimoto. En travaillant sur ces deux pistes, je me suis rendu compte qu'il y avait quelque chose à dire sur le noir et blanc qui n'avait strictement rien à voir avec le noir et blanc d'il y a 25 ans. Quel type d'évolution a eu le Noir et Blanc ? François Hébel : La photographie s'est libérée, il n'y a pas une académie de la photographie mais il y a beaucoup de genres intéressants dans la photographie. Il y a une histoire conceptuelle qui s'est dévelloppé. Il y a le phénomène de l'installation qui est venu de l'art contemporain et qui a touché la photographie, la photo n'est plus simplement une photo dans un cadre, c'est une photographie qui est plus libre... sous forme de projections, de papiers-peints. Il y a vraiment une liberté dans les choix photographiques, et dans la forme de restitution au public qui n'existait pas il y a 25 ans. Et c'est quelque chose que j'ai beaucoup prôné dans tout le travail que je fais avec les photographes depuis 30 ans c'est cette liberté ! Et enfin elle a atteint le noir et blanc et c'est une très bonne nouvelle. Pouvez-vous nous citer un photographe emblématique de l'esprit de ce festival ? François Hébel : Il y a Jean Michel Fauquet par exemple qui est un photographe qui a carrément décidé de ne pas mettre d'éclairage sur ces photos - ce qui est peut-être l'enseignement le plus étonnant pour ce qui me concerne de cet édition - parce qu'il a montré que le noir et blanc quand on s'en approche très près il est très lisible parce qu'il fonctionne par contraste, contrairement à la couleur qui a besoin de lumière pour être révélé. Il oblige le visiteur à s'approcher de ses tirages tellement qu'il rentre dans son intimité. Donc il a fait une installation globale de l'espace, où il a des énormes autels fait de plusieurs cadres... On voit d'abord l'installation générale de l'espace, on voit des sculptures qu'il a photographié... puis petit à petit, il nous oblige à nous approcher, et à rentrer dans l'image comme on ne l'a jamais fait.... et ça c'est une intelligence prodigieuse. C'est un talent, et c'est une liberté qu'on n'avait pas avant. Arles Le noir et blanc prend sa revanche
l'Humanité.fr http://www.humanite.fr/culture/arles-le-noir-et-blanc-prend-sa-revanche-545739 Ces 44es Rencontres jouent le paradoxe en privilégiant le noir et blanc tout en s’ouvrant à l’art contemporain. Confirmations épatantes, redécouvertes, peu de jeunes talents, mais un supermillésime ! Arles (Bouches-du-Rhône), envoyée spéciale. Pourquoi le noir et blanc garde-t-il cette aura, en 2013 ? En quoi, loin d’être un choix nostalgique, s’inscrit-il dans la modernité ? Ce sont des réponses plastiques, privilégiant la construction des formes, qu’apportent, cette année, les Rencontres de la photographie d’Arles, en braquant leurs projecteurs sur un noir et blanc qui se révèle très à l’aise avec le grand format, l’art contemporain, l’installation et, en même temps, avec de précieux petits contacts minimalistes. Il n’est pourtant pas loin le début des années 1990 où la couleur, supportée par le marché et la mode des formats tableau, installe sa suprématie, pactise avec l’essor du numérique, donnant l’impression que l’artisanat de la chambre noire, la magie du révélateur, qui ont dominé tout le XXe siècle, sont en train d’expirer. C’est qu’à l’époque on croyait que noir et blanc et couleurs s’opposaient. On pensait, paradoxalement, que la photo incarnait la vérité, mais, que déclinée en monochrome, elle devenait de la fiction puisque le monde, le vrai, est en couleurs. On avait tort de les opposer. Comme la couleur, le noir et blanc n’est-il pas associé au réalisme, à la fiction, au grand format et même à l’abstraction ? Les souvenirs enchantés de Sujimoto Le Japonais de New York Hiroshi Sujimoto, artiste star de la scène contemporaine, qui, justement, sculpte une matière quasiment virtuelle, n’affirme-t-il pas que « le noir et blanc est plus abstrait, plus pur », évoquant « un joyau » ? Venu à la photographie par nécessité, parce que c’est le seul médium qui permet de retenir le temps, il utilise sa chambre comme une machine à remonter le souvenir pour retrouver les expériences sensorielles éprouvées alors qu’enfant on l’emmenait dans des paysages de bord de mer. Afin de renouer avec ces « temps enchantés », il entreprend, voilà trente-trois ans, une série pour laquelle il se rend en des lieux côtiers, dont la tranquillité et la noirceur nocturne ne sont ni altérées par le passage des cargos, pétroliers et yatchs, ni contrôlées par l’homme. Il pense retrouver là, imprimée dans sa mémoire, « la trace des souvenirs de notre première civilisation ». – « Qu’a vu le premier homme ? – De l’eau, de l’air, du pur », répond il. « C’est la seule vision que je peux partager avec mes aïeux », estime le photographe, dont le travail s’intéresse à l’art, la poésie, la nature, la science et la spiritualité. Cette série se nomme « Révolution » parce que, pour la première fois, son auteur en bouleverse le point de vue. Ses images, montrant la présence lumineuse de la Lune tournant autour de la Terre dans une infinie palette de noirs et de gris, ont été prises horizontalement, mais montrées verticalement. « C’est comme si j’avais pris ces images depuis l’espace où, tel un spationaute, et comme dans mes rêves enfantins, je me voyais flotter dans l’univers. » Les temps d’exposition varient de cinq minutes à vingt-quatre heures. Il faut anticiper, deviner comment les astres seront cadrés. Il n’y a pas de deuxième chance. Dix ans ont été nécessaires pour mettre au point ce négatif, le plus lisse possible, sans trace chimique, à l’opposé des clichés de Mars pourtant fort précis, réalisés par la sonde d’observation de la Nasa et exposés à Arles par l’éditeur Xavier Barral. Curieuse impression, comme si on n’était pas en terre inconnue et que la surface de la Planète rouge n’était pas si dépaysante pour de simples Terriens… Afredo Jaar, une conscience debout Avec Alfredo Jaar, artiste chilien complet exilé à New York après le coup d’État de Pinochet, on n’est plus dans la vision contemplative, mais dans la force d’une pensée intellectuelle engagée, ferme, humaniste. L’artiste arrive de Venise où il représente son pays à la Biennale. Car le plus extraordinaire chez cette conscience, c’est que sa critique de la production médiatique d’images – que montre-t-on ? Qui fabrique et publie quoi ? Pourquoi ? À qui appartiennent les images ? Que voit-on ? Qu’en retient-on ? – trouve une forme, une esthétique convaincantes, accessibles. L’imposante église dominicaine des Frères prêcheurs, si habitée qu’il est difficile d’y exposer, se met au service de son efficacité, au lieu d’écraser le propos. Et toute l’exposition, regroupant la majorité des œuvres-titres de cet auteur trop peu connu en France, apparaît comme un immense acte de résistance. En entrant, on est happés par les visages parlants de jeunes hommes qui, tenus en joue par les fusils de Pinochet, ont le regard tragique de ceux qui savent qu’on les mène à la mort. Sur une cimaise voisine, Henry Kissinger, le Milosevitch de Manhattan, est ciblé, en flagrant délit d’implication active des États-Unis dans le putsch, serrant la main de Pinochet. Plus loin, figure l’ensemble des déclinaisons artistiques, du film à l’installation, critiquant, de 1994 à 2000, la représentation du génocide rwandais par la presse. Des caissons lumineux étiquetés contiennent les images, soustraites au regard, du million de Tutsis tués à la machette. Des centaines de milliers de diapositives donnent à voir le regard halluciné et silencieux de Nduwayezu, qui a gardé, sur ses rétines, l’empreinte du massacre de son époux et de ses deux enfants, dans l’église de Ntarama. Les cadavres sont évacués au profit d’informations, d’explicitations des enjeux, de recontextualisations qui, ayant trouvé des solutions formelles, permettent au spectateur de comprendre les vraies causes d’un conflit tout en découvrant ce qu’est « une esthétique de l’engagement ». D’autres pièces, retournant le dispositif médiatique dominant, s’intéressent au rapport de la presse US au continent africain ainsi qu’à la mise en scène de l’image montrant l’équipe Obama assistant, en direct, de la Maison-Blanche, à la capture de Ben Laden. Une honte pour le journalisme ! Enfin, au cœur de l’église, un cube en inox reçoit les visiteurs toutes les huit minutes, le temps d’entendre l’histoire d’un photographe suicidé, de son prix Pulitzer, d’une fillette biafraise affamée guettée par un vautour. Vous n’aurez pas le temps d’être voyeur. Un éblouissement vous aveuglera, mettant en route, s’il ne l’était déjà, votre imaginaire, vos questionnements, votre sens critique… Sergio Larrain, l’émotion C’est le moment de succomber à une émotion véritable, provoquée par la poésie visuelle d’un travail hyper sincère d’à peine dix ans (1953-1967), intensifié par la frustration d’avoir attendu ces images quarante ans et par l’énigme qui nimbait l’âme mélancolique, incorruptible, retirée du monde de son auteur. Ce personnage culte est aussi chilien. Il se nomme Sergio Larrain. Membre de l’agence Magnum, il refusait l’idée d’une exposition de son vivant à cause de la médiatisation qui, en résultant, aurait risqué d’affecter un isolement chèrement gagné. Il n’a autorisé la commissaire de l’exposition, Agnès Sire, au terme d’une correspondance de trente ans, à montrer son œuvre qu’avant de mourir, l’année dernière, à quatre-vingts ans. Il communiait avec le cosmos, il envoyait des haïkus photographiques pliés en huit, il rêvait d’un autre monde, il voulait protéger la planète. Avec les enfants des rues, à Santiago, Valparaiso, chez les Indiens de Bolivie, à Londres, à Paris, au plus près des maffieux siciliens, on entre dans un vertige visuel fait de contre-plongées, de tensions des angles, de perspectives inédites, de cadrages osés. Larrain est toujours dans la prise de risque photographique, mais pour mieux saisir le frisson de la vie, de la chair, pour révéler le scandale du monde souterrain des exclus, la quintessence du banal. On est dehors, au ras d’un pavé souvent mouillé, dans la courbe, en vue surplombante, de plain-pied avec des naufragés de la vie. Le très romantique Bar des 7 miroirs de Valparaiso est à Larrain ce que le café Leimitz est à Petersen, ce que Mala Noche est à d’Agata. Comme chez Lisette Model ou Léon Levinstein, les corps surgissent du cadre avec une intensité qui fait advenir la photo, mais la dépasse, en recréant l’effet de vie si recherché au cinéma. Compagnon de vagabondage du poète Pablo Neruda, Larrain parle lui-même de « réalisme magique » pour décrire les visions souvent verticales et constructivistes qui viennent à lui lorsqu’il est capable de se mettre dans un état de réceptivité totale. Il dit : « Une bonne photographie naît d’un état de grâce, et la grâce vient quand on est libéré des conventions. » C’est sûr, l’exposition de Sergio Larrain et l’exceptionnelle monographie qui l’accompagne (sublime mise en page, impression parfaite aux éditions Xavier Barral) font l’événement à Arles, cette année. Les autres pépites Cette édition consacrée au noir et blanc ne serait pas aussi passionnante sans la découverte de Jean-Michel Fauquet. Ce dernier réussit à recréer, dans une sorte de crypte aux éclairages chauds, un univers étrange à la David Lynch, fait de somptueux tirages à la chambre montrant d’énigmatiques sculptures à base de carton et de tulle, mais aussi des portraits pleins d’un mystère qui n’en finit pas de se révéler. Une installation mémorielle qu’on n’est pas près d’oublier et que l’on retrouve, superbement imprimée, dans de nombreux libres merveilleux parus chez Filigranes. Dire enfin les autres pépites : ses géniales poésies philosophiques octroient à Gilbert Garcin l’exposition de sa vie ; le documentariste anglais John Davies expose ses paysages sociaux britanniques désertés afin de dénoncer « une économie désormais dissociée de la géographie » et des communautés rurales françaises encore en lien direct avec la terre ; Maryse Cordesse, l’une des fondatrices des Rencontres, donne à voir, via clichés, grands albums et vues stéréoscopiques, l’histoire savoureuse, du temps des Années folles, de Jacques Henri Lartigue avec son premier grand amour, l’effrontée Bibi ; Shelly Verthime nous fait découvrir les touchants trésors monochromes imaginés par le géant de la photo couleur de mode Guy Bourdin, avant qu’il ne se lance dans l’aventure de Vogue ; l’association du Méjan dirigée par Jean-Paul Capitani et Françoise Nyssen, à la tête des éditions Actes Sud, fait très fort en accueillant en la chapelle du Méjan, après Sophie Calle l’an dernier, une rétrospective de l’artiste contemporain Giuseppe Penone. Au Magasin électrique, que l’éditeur prévoit d’investir après les travaux, il montre notamment une réjouissante et formidable rétrospective de l’Afro-Américain Gordon Parks, trop peu connu en France (supermonographie chez Actes Sud !), le regard de six photographes, entre social et onirique, sur le mur de séparation visant à isoler toujours plus les Palestiniens (Keep your Eye on the Wall, le livre, est paru). Enfin, en partenariat avec la galerie Polka, il présente, excusez du peu, Labyrinth et Monochrom du Japonais de plus en plus présent en France, Daido Moriyama (dont le « Photo Poche » vient de sortir), deux œuvres spécialement créées en revisitant 10 000 images de rue, de guerre, d’arbres, de fœtus, d’autoportraits créant d’incroyables associations de sens. Du radical ! Une mission en Afrique du Sud Initiative conjointe des années culturelles croisées France-Afrique du Sud, « Transition, paysage social » montre les œuvres résultant d’une mission photographique collective menée par douze photographes français et sud-africains : Santu Mofokeng, Pieter Hugo, Jo Ractliffe, Cedric Nunn, Zanele Miholi, Thabiso Sekgala, Thibaut Cuisset, Raphaël Dallaporta, Alain Willaume, Patrick Tournebœuf et Harry Gruyaert. Il s’agit de s’intéresser au territoire de l’Afrique du Sud et au rôle de la photographie dans la représentation et la réinterprétation complexes de ce pays, cent ans après le Land Act, instaurant l’apartheid en 1913. À noter, l’attachante série de Pieter Hugo, exposée par ailleurs. Grâce à un processus numérique qui convertit la couleur en noir et blanc, le pigment de la peau ressort et on apparaît tous comme des personnes de couleur… 50 expositions jusqu’au 22 septembre dans toute la ville. www.rencontres-arles.com ; catalogue Actes Sud, 560 pages, 46 euros. http://rencontres-arles-photo.tv/?s=fauquet&lang=fr#jean-michel-fauquet-le-grand-separateur
8 juillet 2013 Jean-Michel Fauquet, Le grand séparateur Les érudits de la Renaissance, améliorant la méthode préconisée par Saint Thomas d’Aquin aux lecteurs afin d’enrichir leur capacité de mémoire, suggérèrent la construction mentale de modèles architecturaux, palais, théâtres, etc., dans lesquels loger ce dont on souhaite se souvenir. Ils recommandaient d’accorder à ces choses de l’esprit un traitement affectueux et de les transformer en « similitudes inhabituelles » qui les rendraient faciles à visualiser et à mémoriser. Ce travail rassemble les éléments d’une mémoire « photobiographique ». Il s’est agi d’élaborer ces fameuses « similitudes inhabituelles » jalonnant le cheminement d’une mémoire qui remonte à la nuit des temps, en procédant par phases successives et à l’aide de matériaux d’une extrême précarité. La construction de ces figures, sortes d’appeaux de la mémoire, suscite un récit dans l’esprit de celui qui regarde, aide à fixer le souvenir d’événements fondateurs en un sentiment de déjà vu, de déjà vécu. Le Grand Séparateur indique la distance qu’il est nécessaire d’établir avec le sujet afin qu’il nous apparaisse dans sa plus grande justesse en ouvrant le champ libre de notre propre mémoire. Constitué de trois éléments placés au centre de cette topographie mémorielle, il fait le lien entre ces différents récits et installe un régime de zones d’affection et de tensions, selon le point de vue du spectateur, en le soumettant à l’épreuve d’une question. Arrêté dans son mouvement pendulaire, il fixe très précisément, à l’endroit de sa verticalité, le point d’intersection entre le temps de la mémoire horizontale, le temps vertical, et détermine alors l’instant photographique. Jean-Michel Fauquet Exposition présentée à L’Atelier de Chaudronnerie, parc des Ateliers, Rencontres d’Arles 2013. |
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十一月 2013
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