Cathia Engelbach | Le MONDE
http://achacunsalettre.blog.lemonde.fr/2013/07/26/lephotographe-a-la-main-daveugle/
Le Chien noir, Jean-Michel Fauquet
Filigranes éditions, juillet 2013
40 pages, 30€
Aucun mot. Et un peu moins de quarante morceaux de monde choisis sans légende et sans titre. Des escaliers qui ne mènent nulle part. En coin, les contours d’une forme qui semblent avoir été appuyés par un fusain. Il y a quelque chose d’un blanc sur un tissu ; au centre, quelque chose d’un noir dessine un visage, une plaine d’herbe à mi-hauteur, quelques cercles qui s’étirent presque et ne s’épuisent pas.
Les escaliers ne mènent nulle part – pourtant, à l’aveugle, les mirages tiennent de l’accessible. Les objets paraissent grands, bien trop immenses sûrement pour le seul creux d’une main, mais ils restent contenus entre quatre lisières. Ils ne débordent jamais d’un espace fantôme. C’est flou, et c’est plein ; c’est pluriel, comme un calque de calque changeant subitement de modèle, le transformant alors.
Des fils épais contraignent la lévitation.
Des pans de murs absorbent les figures.
Une béance avale une architecture.
Cela passe pour des spectres, ce qui vient se greffer à une première image.
Des plis prennent en charge ce qui inspire et ce qui expire à l’intérieur des cadres. Sans que jamais rien ne déborde.
La lecture est autre. L’œil ne peut faire autrement : est immédiat le tout d’une photographie. Ce sont, simultanément, les bords, le cœur et les détails de clichés qui s’offrent. C’est un imaginaire qui prend racine et qui s’extrait de choses connues, communes, maintes fois aperçues, ces objets du quotidien, utiles ou non, leurs mises en scène inédites qui leur donnent soudain une autre définition. De ce connu : un inconnu à appréhender.
Alors on croit comprendre : les légendes et les titres s’écrivent sans mot au sein même des clichés. Sur ces draps qui protègent ce qui vit ou ce qui est déjà mort ; sur les gestes pétrifiés de corps qui se touchent – leurs propres oreilles, leurs propres yeux – ou qui se greffent à la pellicule ; sur une géométrie plane qui donnerait les indices d’un nouvel alphabet.
Peut-être l’écriture déliée de fantasmes.
Il n’y a aucun mot. L’inscription demeure malgré tout présente, sur une ligne qui n’en rappelle aucune autre. Les négatifs sont des guides, des messages formant des nuages lourds, mélancoliques, et un béton profond, car signifiant. On dirait des pierres creusées ou de la boue solidifiée. Un jeu de matières laissant se superposer de nouvelles et différentes textures : et un dialogue néanmoins est là par des tentatives de lettres engendrées. D’un autre genre ; ce sont des signes qui conversent avec l’épure. On approche d’un discours qui se voudrait neutralisé, une sensation de langage libéré de ses propres contraintes, et qui n’atteint aucune limite.
Le livre vermeil – la couleur de l’entraille – ouvert, la photographie révélée, une infinité d’intuitions semble formuler les espaces. Les mondes de Jean-Michel Fauquet anoblissent les contrastes, font résonner les silences, renforcent les fragilités et rendent sensible une chaleur moite, utérine. Ils se pensent, se voient, comme autant de traductions personnelles d’un monde initial, ouvrant l’esprit d’autres mondes possibles.
Le Chien noir : cette lumière à l’état d’embryon. La sensation de l’intérieur d’un corps qui se verrait, se maintiendrait, à faible distance. Dans ces photographies de lieux crées et recrées, une condensation des extrêmes sans que jamais, pourtant, ils ne s’affrontent. La géographie de Jean-Michel Fauquet n’obéit qu’à elle seule et agit comme une caisse de résonance, une métaphore de la mémoire.
Un peu de poussière se pose sur ce qui semble être une terre – ou bien des vagues – puis sur une chaumière hallucinée. On dirait un château kafkaïen.
Un défaut sur la pellicule trace un nouveau sillon sur une prairie – ou bien de la brume. C’est la forme simplifiée d’un immense delta qui s’ouvre à côté, la naissance d’une embouchure puissante. On dirait une séparation de mer, biblique. On dirait aussi un sexe de femme.
Et il y a toujours ces escaliers au centre et qui ne mènent nulle part. La composition est nue, elle se présente et s’ordonne dans son plus simple appareil. Quelque chose d’un tableau, ou d’une glace, accroché au mur. De vieilles pierres épaisses ont construit une cloison qui semble gondoler : ce pourrait alors tout autant être des cartons à hauteur d’homme. Les marches qui séparent la photographie en deux bouts de monde aux teintes quasi identiques ont elles aussi la forme d’un triangle, la naissance d’une embouchure puissante. C’est une vision de nu et d’escaliers, peu importe la descente ou la montée : l’importance est confiée à la seule structuration, construction démultipliée, de ce qui se trouve à l’intérieur des cadres. On dirait une interprétation des Ménines.
Des chimères sont sculptées par des nuances : des fils obscurs retiennent de la chute – ou bien retiennent de l’envol – des ailes et des bois clairs. Mais derrière les objets pendus n’apparaît aucune ombre. C’est que la lumière est quelque part : elle est partout. On dirait le tout et la genèse d’une terre. Ce que Blanchot dirait du roman : Une lumière ? Plutôt une clarté, mais une clarté surprenante, qui pénètre tout, dissipe toutes les ombres, détruit toute épaisseur, réduit toute chose et tout être à la minceur d’une surface rayonnante. C’est une clarté totale, égale, que l’on pourrait dire monotone ; elle est sans couleur, sans limite, continue, imprégnant tout l’espace, et comme elle est toujours la même, il semble qu’elle transforme aussi le temps, nous donnant le pouvoir de le parcourir selon des sens nouveaux. (Le Livre à venir, 1959)
Quelques visages, comme des apparitions de bouches, d’œil et d’oreilles, parfois équipés, se cachent ou scrutent, en miroir, les bouches, l’œil et les oreilles, de celui qui, face à eux, les regarde. On dirait un nouveau langage : un langage de signes et de sens.
Le photographe a recours aux rudiments – aux sédiments –, organise les intérieurs, et il les dépouille au moment même où il les remplit. Les traits pauvres sont ainsi rendus essentiels ; il y va d’une « fouille dans les ténèbres », par l’omniprésence de strates de noir, par cet obscur qui origine le travail. Jean-Michel Fauquet dit livrer, en permanence, une lutte contre « l’échec de l’échec du regard ». L’aporie est dépassée grâce au geste qui est révélation, celui d’un peintre ou d’un sculpteur, artiste et artisan, celui qui vient nécessairement d’une « main d’aveugle » : celui qui n’a de cesse de construire.
Et il bâtit les formes, habille les corps, matérialise l’immense et l’invisible sous et sur lui. Les objets se mettent alors à parler : encordés, ils deviennent angoissés ; lourds, ils paraissent rire aux éclats. Ils sont des ancres au centre des images, défiant l’estompe de nouvelles bordures.
Cathia Engelbach
Pour l'œil sensible
La présentation de l’éditeur (avec vidéo)
Le site de Jean-Michel Fauquet
Pour écouter Jean-Michel Fauquet parler de son travail
Le photographe expose Le Grand Séparateur aux Rencontres d’Arles, jusqu’au 22 septembre 2013
Brigitte Patient se demande « Où s’arrête la photographie », avec Jean-Michel Fauquet, dans son émission « Écoutez voir » du 8 juin 2013 (France Inter)
Galerie VU'
Pour les visuels : ©Jean-Michel Fauquet / Filigranes éditions, 2013
http://achacunsalettre.blog.lemonde.fr/2013/07/26/lephotographe-a-la-main-daveugle/
Le Chien noir, Jean-Michel Fauquet
Filigranes éditions, juillet 2013
40 pages, 30€
Aucun mot. Et un peu moins de quarante morceaux de monde choisis sans légende et sans titre. Des escaliers qui ne mènent nulle part. En coin, les contours d’une forme qui semblent avoir été appuyés par un fusain. Il y a quelque chose d’un blanc sur un tissu ; au centre, quelque chose d’un noir dessine un visage, une plaine d’herbe à mi-hauteur, quelques cercles qui s’étirent presque et ne s’épuisent pas.
Les escaliers ne mènent nulle part – pourtant, à l’aveugle, les mirages tiennent de l’accessible. Les objets paraissent grands, bien trop immenses sûrement pour le seul creux d’une main, mais ils restent contenus entre quatre lisières. Ils ne débordent jamais d’un espace fantôme. C’est flou, et c’est plein ; c’est pluriel, comme un calque de calque changeant subitement de modèle, le transformant alors.
Des fils épais contraignent la lévitation.
Des pans de murs absorbent les figures.
Une béance avale une architecture.
Cela passe pour des spectres, ce qui vient se greffer à une première image.
Des plis prennent en charge ce qui inspire et ce qui expire à l’intérieur des cadres. Sans que jamais rien ne déborde.
La lecture est autre. L’œil ne peut faire autrement : est immédiat le tout d’une photographie. Ce sont, simultanément, les bords, le cœur et les détails de clichés qui s’offrent. C’est un imaginaire qui prend racine et qui s’extrait de choses connues, communes, maintes fois aperçues, ces objets du quotidien, utiles ou non, leurs mises en scène inédites qui leur donnent soudain une autre définition. De ce connu : un inconnu à appréhender.
Alors on croit comprendre : les légendes et les titres s’écrivent sans mot au sein même des clichés. Sur ces draps qui protègent ce qui vit ou ce qui est déjà mort ; sur les gestes pétrifiés de corps qui se touchent – leurs propres oreilles, leurs propres yeux – ou qui se greffent à la pellicule ; sur une géométrie plane qui donnerait les indices d’un nouvel alphabet.
Peut-être l’écriture déliée de fantasmes.
Il n’y a aucun mot. L’inscription demeure malgré tout présente, sur une ligne qui n’en rappelle aucune autre. Les négatifs sont des guides, des messages formant des nuages lourds, mélancoliques, et un béton profond, car signifiant. On dirait des pierres creusées ou de la boue solidifiée. Un jeu de matières laissant se superposer de nouvelles et différentes textures : et un dialogue néanmoins est là par des tentatives de lettres engendrées. D’un autre genre ; ce sont des signes qui conversent avec l’épure. On approche d’un discours qui se voudrait neutralisé, une sensation de langage libéré de ses propres contraintes, et qui n’atteint aucune limite.
Le livre vermeil – la couleur de l’entraille – ouvert, la photographie révélée, une infinité d’intuitions semble formuler les espaces. Les mondes de Jean-Michel Fauquet anoblissent les contrastes, font résonner les silences, renforcent les fragilités et rendent sensible une chaleur moite, utérine. Ils se pensent, se voient, comme autant de traductions personnelles d’un monde initial, ouvrant l’esprit d’autres mondes possibles.
Le Chien noir : cette lumière à l’état d’embryon. La sensation de l’intérieur d’un corps qui se verrait, se maintiendrait, à faible distance. Dans ces photographies de lieux crées et recrées, une condensation des extrêmes sans que jamais, pourtant, ils ne s’affrontent. La géographie de Jean-Michel Fauquet n’obéit qu’à elle seule et agit comme une caisse de résonance, une métaphore de la mémoire.
Un peu de poussière se pose sur ce qui semble être une terre – ou bien des vagues – puis sur une chaumière hallucinée. On dirait un château kafkaïen.
Un défaut sur la pellicule trace un nouveau sillon sur une prairie – ou bien de la brume. C’est la forme simplifiée d’un immense delta qui s’ouvre à côté, la naissance d’une embouchure puissante. On dirait une séparation de mer, biblique. On dirait aussi un sexe de femme.
Et il y a toujours ces escaliers au centre et qui ne mènent nulle part. La composition est nue, elle se présente et s’ordonne dans son plus simple appareil. Quelque chose d’un tableau, ou d’une glace, accroché au mur. De vieilles pierres épaisses ont construit une cloison qui semble gondoler : ce pourrait alors tout autant être des cartons à hauteur d’homme. Les marches qui séparent la photographie en deux bouts de monde aux teintes quasi identiques ont elles aussi la forme d’un triangle, la naissance d’une embouchure puissante. C’est une vision de nu et d’escaliers, peu importe la descente ou la montée : l’importance est confiée à la seule structuration, construction démultipliée, de ce qui se trouve à l’intérieur des cadres. On dirait une interprétation des Ménines.
Des chimères sont sculptées par des nuances : des fils obscurs retiennent de la chute – ou bien retiennent de l’envol – des ailes et des bois clairs. Mais derrière les objets pendus n’apparaît aucune ombre. C’est que la lumière est quelque part : elle est partout. On dirait le tout et la genèse d’une terre. Ce que Blanchot dirait du roman : Une lumière ? Plutôt une clarté, mais une clarté surprenante, qui pénètre tout, dissipe toutes les ombres, détruit toute épaisseur, réduit toute chose et tout être à la minceur d’une surface rayonnante. C’est une clarté totale, égale, que l’on pourrait dire monotone ; elle est sans couleur, sans limite, continue, imprégnant tout l’espace, et comme elle est toujours la même, il semble qu’elle transforme aussi le temps, nous donnant le pouvoir de le parcourir selon des sens nouveaux. (Le Livre à venir, 1959)
Quelques visages, comme des apparitions de bouches, d’œil et d’oreilles, parfois équipés, se cachent ou scrutent, en miroir, les bouches, l’œil et les oreilles, de celui qui, face à eux, les regarde. On dirait un nouveau langage : un langage de signes et de sens.
Le photographe a recours aux rudiments – aux sédiments –, organise les intérieurs, et il les dépouille au moment même où il les remplit. Les traits pauvres sont ainsi rendus essentiels ; il y va d’une « fouille dans les ténèbres », par l’omniprésence de strates de noir, par cet obscur qui origine le travail. Jean-Michel Fauquet dit livrer, en permanence, une lutte contre « l’échec de l’échec du regard ». L’aporie est dépassée grâce au geste qui est révélation, celui d’un peintre ou d’un sculpteur, artiste et artisan, celui qui vient nécessairement d’une « main d’aveugle » : celui qui n’a de cesse de construire.
Et il bâtit les formes, habille les corps, matérialise l’immense et l’invisible sous et sur lui. Les objets se mettent alors à parler : encordés, ils deviennent angoissés ; lourds, ils paraissent rire aux éclats. Ils sont des ancres au centre des images, défiant l’estompe de nouvelles bordures.
Cathia Engelbach
Pour l'œil sensible
La présentation de l’éditeur (avec vidéo)
Le site de Jean-Michel Fauquet
Pour écouter Jean-Michel Fauquet parler de son travail
Le photographe expose Le Grand Séparateur aux Rencontres d’Arles, jusqu’au 22 septembre 2013
Brigitte Patient se demande « Où s’arrête la photographie », avec Jean-Michel Fauquet, dans son émission « Écoutez voir » du 8 juin 2013 (France Inter)
Galerie VU'
Pour les visuels : ©Jean-Michel Fauquet / Filigranes éditions, 2013